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Dessinée par les hommes et pour les hommes, la conception spatiale et opérationnelle du milieu urbain ne sert pas équitablement les intérêts de tous ceux et de toutes celles qui l’habitent. Parmi les droits et les aspects de la parité que les femmes revendiquent – depuis les premiers mouvements féministes jusqu’à la grève du 14 juin 2019 en Suisse -, l’architecture et l’urbanisme s’insèrent plutôt discrètement. Pourtant, les structures qui abritent notre quotidien et conditionnent notre mode de vie sont des forces motrices du changement.

Il est important de se rappeler que l’inégalité dans le milieu urbain va bien au-delà des différences de genre : milieu social, race, ethnicité, handicap, religion et orientation sexuelle contribuent tous à la complexité de nos villes et des systèmes qui nous ségrèguent. Il faut aussi reconnaître que les inégalités de genre auxquelles la Suisse et les pays occidentaux qui lui ressemblent font face diffèrent en type et en degré de celles qui sévissent dans les pays en développement.

Les villes européennes accommodent surtout l’idée de l’homme caractéristique des années cinquante, qui se déplace tous les jours de son logement à son travail pendant que sa femme complète les tâches que la société lui attribue. Ce modèle sépare la vie privée de la vie publique, la sphère résidentielle de la sphère industrielle, et défavorise la femme dans le contexte urbain qu’il s’agisse de sa mobilité, de sa sécurité ou des lieux qui lui sont dédiés.

Eva Kail est experte dans l’intégration de la dimension du genre dans la planification de la ville et elle a commencé le mouvement à Vienne en 1991. Elle explique que le modèle traditionnel pousse les femmes à se déplacer à pied ou en transports en commun, même si cette infrastructure n’est pas adaptée aux besoins de ceux, mais surtout de celles, qui l’utilisent. Pour prendre l’exemple de Vienne, quand Eva Kail a commencé ce travail, des normes existaient pour les parkings, mais pas pour les rampes de trottoirs rendant l’accès difficile pour les vélos, les poussettes et les chaises roulantes. D’après Yves Ribaud, auteur de « La Ville faite par et pour les hommes » (Belin, 2015), « les femmes font 75% des accompagnements d’enfants et de personnes âgées ou malades ». En conséquence, elles se déplacent donc souvent à pied, et rarement seules, dans des villes qui donne la priorité aux automobilistes. Quand elles sont seules s’ouvre alors une autre problématique.

Les études du géographe Ribaud soulignent qu’il y a entre 25 et 50% moins de piétonnes la nuit. Les statistiques sur le harcèlement de rue et les agressions étonnent peut-être certains (au masculin),  mais ne surprennent pas celles qui sont en grande majorité concernées. À Lausanne, 72% des femmes disent être victimes de « remarques à caractère sexuel dans  les lieux publics ». La sensation d’insécurité peut être amplifiée par le manque d’éclairage sur la voie publique et poussent les femmes à éviter certains lieux peu fréquentés ou fréquentés principalement par les hommes, ou à rester chez elles une fois la nuit tombée. Sara Ortiz, membre de Collective Point 6 à Barcelone, explique que ce n’est pas seulement le manque de lumière qui pose problème, mais le manque d’activité dans la rue et le manque de relations visuelles entre l’intérieur et l’extérieur au niveau du rez-de-chaussée.

Il manque aussi des espaces dédiés aux femmes, en commençant par le nom des rues. De tous les noms de personnalités, seulement 7.4% sont féminins à Lausanne, 5.6% à Genève et 11.9% à Berne. Cette minorité statistique illustre le problème de représentation féminine en milieu urbain. La même tendance existe dans la conception des espaces de loisirs. Les installations sportives les plus répandues en milieu urbain, comme les terrains de foot et de basket, restent des activités qui correspondent au rôle stéréotypé attribué aux hommes. Les résultats d’une étude menée par la ville de Genève montrent que « 70% des subventions sportives profitent aux hommes ». Sandrine Salerno, conseillère administrative en ville de Genève, évoque le skate-park de Plainpalais pour illustrer ce propos. Initialement prévu comme un lieu mixte, l’espace est devenu presque exclusivement dominé par le masculin. Afin de contrer ce type de phénomène, la ville de Vienne a aménagé des terrains de badminton et de volley pour impliquer les jeunes filles dans le sport urbain.

Depuis la prise de conscience de l’inégalité dans l’urbanisme, certaines villes proposent des solutions. À Stockholm, une stratégie de déneigement donne la priorité aux piéton-ne-s et aux cyclistes; à Vienne, les trottoirs sont élargis et les espaces publics sont requalifiés ; à Barcelone, les espaces publics sont repensés pour limiter les endroits hors de vue et les angles morts.

Plus intéressantes encore sont les stratégies mises en place pour lutter à long terme contre le déséquilibre. Les processus participatifs permettent aux planificateurs d’identifier les difficultés rencontrées par les femmes en ville et de transformer l’urbanisme en conséquence.  Certaines villes proposent des « marches exploratoires », qui suivent des femmes dans leurs parcours quotidiens pour identifier et répertorier les obstacles et endroits problématiques. Pour l’instant, des marches ont étés proposées à Lausanne, Yverdon et Nyon.

Puisque les villes sont « genrées » par leurs créateurs, la solution existe peut-être dans les capacités des femmes architectes et urbanistes. Le manque de femmes dans ces domaines est un sujet auquel on pourrait dédier un autre article. Il faut cependant noter la différence salariale qui discrimine les femmes et qui est de 13.6% selon la Société suisse des ingénieurs et des architectes (SIA) (Mathilde Farine, Une application révèle les inégalités de salaires homme/femme, 2018). Plus la position professionnelle est élevée, plus cette inégalité est importante, et ce jusqu’au plafond de verre qui retient les femmes d’accéder aux plus haut niveaux de la hiérarchie.

Comment créer des villes pour tous, si l’on ne laisse pas les femmes créer les villes? Le manque de représentation féminine se fait ressentir, sans surprise, dans la politique autant que dans l’architecture. Les villes pâtiront de ces lacunes tant que des efforts conscients ne sont pas faits pour impliquer les femmes dans les discussions et décisions qui dictent l’urbanisme. L’association Lares à Zurich qui « rassemble les professionnel-le-s de l’aménagement et la planification autour de la question de l’égalité des genres ». Lares a fait partie du jury pendant le concours pour le parc Pfingstweid à Zurich, afin d’incorporer la notion du genre dans les critères. Le budget « genré » est une autre stratégie proposée par les villes pour assurer la distribution égalitaire des fonds dans les projets de développement urbains. À Vienne, chaque département de la ville doit conduire deux audits par années pour prouver que les ressources financières ont été investies sans discrimination de genre.

Les problématiques abordées dans cet article soulèvent une question fondamentale : devrions-nous construire conformément aux stéréotypes qui nous définissent ? Qu’est-ce qui a le plus de valeur : construire une ville inclusive sur les fondations d’un système inégalitaire ou déconstruire les contraintes imposée par ce même système ?

Ces deux approches se distinguent par la longévité de leurs effets. À long terme, l’idéal serait de remettre en question le fonctionnement de la société, inchangée depuis ses origines patriarcales. Mais, dans l’immédiat, des changements urbanistiques peuvent donner aux femmes un accès libre, simplifié et sécurisé à la ville et aux opportunités qu’elle représente, opportunités qui pourraient accélérer le processus vers une société véritablement égalitaire. L’urbanisme façonne la société, et la société façonne l’urbanisme. C’est le serpent qui se mord la queue. Dans tous les cas, il semble qu’un processus collaboratif, qui nous permet de projeter l’avenir ensemble, est essentiel.

Auteurs

Abigaël Mackenzie
Steve Cherpillod

Illustration

Jérôme Viguet